Écrivains à Chambord : cycle de lectures 2022

Après avoir proposé plus de 50 lectures ces dernières années au château, le cycle “Écrivains à Chambord” est revenu en 2022 avec le même principe : faisant écho à l’homme de lettre que fut François Ier, un écrivain est invité à venir lire quelques extraits de ses œuvres. Ces rendez-vous avec la littérature de notre temps, ouverts à tous, s’achèvent par un échange entre l’auteur.e et son auditoire puis par une séance de dédicaces.

 

Rencontres passées :

9 janvier : Tanguy Viel

6 février : Stéphane Lambert

6 mars : Audrey Gaillard

3 avril : Céline Minard

2 octobre : Antonio Moresco

4 décembre : Philippe Descola

 

Entrée gratuite, sur réservation à culture@chambord.org

Lecture de Philippe Descola - Dimanche 4 décembre à 15h

Lecture à chambord Philippe DescolaProfesseur émérite de la chaire d’anthropologie du Collège de France, où il succède à Françoise Héritier qui avait elle-même succédé à Lévi-Strauss, leur professeur à tous deux, Philippe Descola a vécu chez les Indiens Achuar en Amazonie entre 1976 et 1979. De cette expérience inaugurale fondatrice, il rapporte l’intuition que notre rapport occidental à la nature ne constitue qu’une des formes possibles, et qu’une remise en cause des catégories traditionnelles de l’ethnographie et de la sociologie est nécessaire.

S’ensuit une longue période d’étude comparative de la manière de considérer, dans différentes cultures, les rapports entre humains et non humains qui conduit Descola à définir quatre types de modes d’identification qui constituent autant de filtres ontologiques permettant à l’homme de saisir les objets et événements du monde, selon le système privilégié par sa communauté d’origine. Il distingue ainsi l’animisme, le totémisme, l’analogisme et le naturalisme. Ce système des quatre ontologies lui permet alors de remettre en cause le fameux dualisme nature / culture, énoncé dès Platon, et approfondi par la modernité occidentale. Substituant ce qu’il nomme “écologie des relations” à ce dualisme, Ph. Descola remet ainsi en question cette pensée dominante en Occident dans son célèbre Par-delà nature et culture (2005), livre essentiel qui constitue un des apports les plus originaux et importants de la pensée du début du XXIe siècle.

Poursuivant cette réflexion, il publie alors en 2021 Les Formes du visible, fort volume d’une puissance exceptionnelle, qui repense, au crible de son ontologie, le rapport de l’homme à l’image. Dépassant les frontières établies par les historiens de l’art grâce à sa visée anthropologique, elle-même fondée sur un solide appareil philosophique, la pensée de Descola s’efforce de montrer comment ces différentes ontologies se retrouvent dans les images produites par les hommes qui leur sont liés. Il en résulte une vaste enquête, passionnante, qui embrasse la production d’images de la préhistoire à nos jours, non plus seulement dans le monde occidental ou proprement “artistique”, mais ouverte aux divers modes d’identification, aux arts décoratifs, aux peintures rituelles, etc.

C’est cette enquête que Philippe Descola viendra évoquer à Chambord, selon cette manière, à la fois claire, précise et fluide, qui fait de lui un orateur admirable, doublé d’un penseur d’une grande envergure, dont la parole, en ces temps troublés où le souci écologique prime tout autre, doit absolument être entendue.

En partenariat avec la librairie Labbé

Lecture de Sally Bonn - Dimanche 6 novembre à 15h

Écrire, écrire, écrire : le titre du dernier livre de Sally Bonn dit à la fois une ténacité, une multiplicité et comme une obsession du geste. Où commence l’écriture ? Cette question est moins de l’ordre historique qu’intime : c’est ainsi le moment de l’enfance, du corps (la main crispée sur le stylo, le cou penché sur le cahier), de l’espace et plus généralement de l’imaginaire qu’interroge l’écrivaine dans ses souvenirs, dans sa pratique et celle des autres. En une série de courts chapitres, dans un style limpide et rythmé, Sally Bonn décrit des pratiques concrètes et les objets de l’écriture, visite des musées ou des pièces d’écrivains (Proust, Walser, Mallarmé) et regarde des images, à la recherche de ce qu’elle pense être le secret de l’écrit. L’écriture est-elle d’abord un acte par lequel on tente de saisir le réel, ou bien tente-t-elle de le fuir ? Un élan ou un retrait ?

Philosophe spécialiste d’esthétique à l’université de Picardie, Sally Bonn écrit des textes critiques, théoriques et parfois fictionnels. Elle pratique la critique d’art (La Dispute puis La Critique sur France Culture, Artpress), mais aussi le commissariat d’exposition et la conférence performée. Elle travaille sur les écrits d’artistes, l’écriture sous toutes ses formes et dans tous ses sens. Ses recherches actuelles portent sur les gestes d’écriture dans les pratiques artistiques contemporaines. Elle a publié de nombreux textes dans des catalogues d’artistes et dans des revues, ainsi que deux essais aux éditions de La Lettre Volée : L’expérience éclairant. Sur Barnett Newman (2005) et Les Paupières coupées. Essai sur les dispositifs et la perception esthétique (2009). Les Mots et les œuvres a paru en Fiction & Cie / Le Seuil en 2017, mais c’est ce dernier livre (Écrire, écrire, écrire, éditions Arléa), croisant sa pratique personnelle et son domaine de recherche, qu’elle viendra présenter à Chambord.

En partenariat avec la librairie Labbé

Lecture d'Antonio Moresco - Dimanche 2 octobre

Pour renouer avec les rencontres littéraires après l’été, le Domaine national de Chambord a proposé en octobre une rencontre Lecture d'Antonio Moresco au Château de Chambordexceptionnelle avec l’un des plus grands écrivains italiens vivants, dont la présence en France est aussi rare que précieuse : Antonio Moresco.

Révélé par la parution de son premier livre en français, La Petite lumière, en 2014, saluée par la critique comme un livre “intense et magique” et portée aux nues par Daniel Pennac, Moresco a pourtant attendu des décennies avant d’être publié en Italie avec Clandestinité, en 1993. Exilé de sa propre vie, balloté de travaux alimentaires en exclusions de toutes sortes, l’écrivain très tôt déscolarisé découvre en autodidacte la littérature à laquelle il consacre sa vie. Né à Mantoue en 1947 dans une famille pauvre, Antonio Moresco passe son enfance dans un collège religieux, devient activiste politique et commence à écrire régulièrement à la fin des années 70.

Ce sont ces trois moments (le religieux, la politique, la littérature) qui forment les trois grandes parties des Ouvertures, l’un des romans de la trilogie de Moresco, dont l’ambition dépasse les deux premières fables, néanmoins magnifiques (La Petite lumière et Fable d’amour) traduites dans un premier temps par Laurent Lombard chez Verdier. Si l’on retrouve dans ce roman d’une exceptionnelle singularité les jeux entre ombre et lumière, la voix parfois incantatoire et poétique du grand écrivain italien, on est emporté plus loin encore par la puissance de déferlement des images, des mouvements et de la langue qui, selon l’expression du traducteur, “floute les lignes de la réalité”. Si Moresco utilise ici sa propre biographie, elle se trouve transfigurée par un effet de transparence qui ouvre sur un pan inconnu du réel. Les expériences du narrateur sont certes marquées par l’échec ; mais ce qui est sans doute le plus saisissant, c’est cette “vague plus lente, plus dévastatrice, plus étendue” que Moresco a souhaité imposer dans ce livre de verre où tout devient surface, où la vision est au centre d’une déréalisation qui embarque notre propre capacité à l’imaginaire.

Avec Les Ouvertures, c’est un grand livre que l’auteur est venu faire découvrir, en compagnie de son traducteur Laurent Lombard, pour une rencontre unique…

En partenariat avec la librairie Labbé

Lecture de Céline Minard - Dimanche 3 avril

Si la série des lectures présentées depuis plus de 10 ans à Chambord s’attache à faire (re)découvrir des écritures diverses, dont l’exigence est la seule qualité commune, il est toutefois des écrivains avec lesquels une forme de relation plus étroite s’est, au fil du temps, installée. Céline Minard incarne cette “familiarité”, au sens littéral. Invitée à lire pour la première fois, en avril 2014, son roman empruntant aux codes du western Faillir être flingué, elle a été ensuite en résidence, fin 2015, au château, où elle a mis la dernière main au Grand Jeu, et est revenue cette année pour lire des extraits de Plasmas. Paru à l’été 2021, ce nouveau livre radicalise encore l’aventure littéraire initiée voici presque 20 ans avec R (2004, Comp’Act). Après avoir repris, pour mieux les tordre, divers codes narratifs (roman philosophique, chanson de geste drolatique, western, autobiographie, etc.), Céline Minard joue ici, comme elle avait pu déjà s’y essayer avec Le Dernier Monde en 2007, avec l’univers de la science-fiction : son livre se place d’ailleurs sous l’égide d’Ursula Le Guin, la première section narrative met en scène un parterre de Bjorgs, d’autres semblent se situer dans un monde post-apocalyptique, un objet non identifié est ailleurs le centre de l’attention d’un scientifique, et le livre s’achève sur une étrange créature, une Kuin qui tient à la fois de l’héroïne de manga, du gourou adepte de collapsologie, ou encore de la Pythie contemporaine… Mais tout ceci ne constitue, au fond, que la trame, assez lâche, d’un livre qui déborde tous les genres pour inventer une forme qui lui est propre. Ni roman ni recueil de nouvelles, encore moins récit de science-fiction, Plasmas est un objet totalement singulier, porté par une écriture aussi précise que sensuelle, profondément investi par les enjeux de notre monde en déshérence. Ceux que définit, précisément, le “plasma” : un état désordonné de la matière, en déséquilibre, à l’image des trapézistes qui ouvrent un livre peuplé d’animaux, de créatures ou objets hybrides dont l’habitation entre en conflit, plus ou moins larvé, avec les humains. Sans verser non plus dans la fable ou l’allégorie, Plasmas est un chant polyphonique où l’attente et l’urgence, le mouvement et l’immobilité, le désastre et l’espoir, la fragilité et la brutalité coexistent dans un équilibre dont la langue maintient la grâce, en lisière d’effondrement. Un texte halluciné et poétique, tranchant et doux, qui pourrait bien être ce qu’on connaît si bien, et rencontre si peu : un grand livre.

Lecture d'Audrey Gaillard - Dimanche 6 mars

Avec Justaucorps, Audrey Gaillard signe en effet son premier roman après la publication, en 2015, de son recueil de nouvelles Ventre vide. Un roman qui met en scène une toute jeune héroïne, Laurence, que le lecteur suit de ses 16 à ses 18 ans dans ses relations avec sa famille, notamment sa mère, ses amies et, surtout, son entraîneur de patinage artistique.

L’histoire qui réunit la jeune adolescente à son coach, plus âgé qu’elle, est faite de désir, de silences, mais aussi d’une forme de violence. Le justaucorps devient ainsi tout à la fois la métaphore et l’objet fétiche d’une relation sexuelle dont la mécanique recouvre autant les dérives que les fantasmes. Dans une langue volontairement simple, économe, sobre et précise, à la fois au ras des corps et de l’absence à son propre corps, Audrey Gaillard parvient à questionner une relation au centre de laquelle le rapport de forces joue un rôle essentiel. À rebours des livres récents qui ont pu défrayer la chronique sur le motif du consentement, elle parvient à trouver une voie d’une grande justesse, tenant en équilibre une forme de pudeur et de sourde acuité qui font de ce premier roman une réussite rare.

La lecture d’Audrey Gaillard était accompagnée par le saxophoniste Bertrand Dubreuil.

 

Lecture de Stéphane Lambert - Dimanche 6 février

Le romancier, poète et essayiste Stéphane Lambert, né à Bruxelles en 1974, a été accueilli en résidence à Chambord entre octobre et décembre 2021. Lors de son séjour, il a poursuivi l’écriture de son livre intitulé L’Ombre de Rembrandt, qui prolonge son travail littéraire consacré à des artistes aussi différents que Monet, Rothko, de Staël, Goya, Léon Spilliaert, Caspar David Friedrich ou Klee, servis par cette « manière enveloppante d’approcher le mystère ondoyant de la peinture. » que relève Yannick Haenel.

Lors de cette lecture marquant sa sortie de résidence, Stéphane Lambert a lu en avant-première certaines des pages qu’il y a rédigées, dans lesquelles il pénètre la forme d’expression d’une puissance poétique vertigineuse du grand maître hollandais, notamment grâce à cette « couleur brune » dont il recouvrait le décor des scènes et portraits qu’il peignait. Ces ténèbres dont Rembrandt enveloppe son sujet renvoient à l’intériorité dont son regard est parti et à l’indétermination de notre présence en ce monde, comme si le dehors était un dedans exprimé, matérialisé. Par son exploration de la « matière noire » du vivant, Rembrandt se situe dans la lignée des éclaireurs de l’ombre, qui remonte à l’art pariétal. Comme ces premiers sondeurs de l’inconnu, il porte dans son geste créateur la mémoire de l’humanité, l’interpellation des « dieux » mutiques qui se cachent derrière le chant de l’univers. La profondeur de la nuit est le vivier de son imaginaire.

Cependant, l’œuvre de Lambert ne se réduit pas à l’exploration des grandes figures artistiques ou littéraires ; la question de l’intime est également au cœur d’un cycle autobiographique (Mes morts, 2007 ; Mon corps mis à nu, 2013) que prolonge L’Apocalypse heureuse, paru en janvier 2022 : Stéphane Lambert a dix ans lorsqu’un ami de la famille abuse de lui. Tout vole alors en éclats. Au hasard des jours, il se retrouve, trente ans plus tard, dans l’immeuble de son ancien abuseur. À partir de là, il remonte le fil de ce qu’on a voulu taire, en mesurant avec quelle force le passé imprégnait sa vie présente. Mais la dévastation peut aussi engendrer la beauté. Dans la solitude d’une île grecque, l’auteur apprend à surmonter ses peurs. Et quand survient la mort du père, c’est un homme serein qui y fait face. Le temps du livre est celui de l’apaisement, l’apocalypse est heureuse car l’art consiste à « faire de ce qui était censé nous abattre la matière première d’un grand réjouissement ». Ce sont des extraits de ce livre bouleversant qu’a également lus l’écrivain lors de cette rencontre à Chambord.

Lecture de Tanguy Viel - Dimanche 9 janvier

Né en 1973, Tanguy Viel a imposé son style particulier dès son premier roman Le Black Note, paru en 1998 aux éditions de Minuit. C’est chez le même éditeur que paraîtront (presque) tous les romans ultérieurs, une dizaine aujourd’hui, qui l’ont imposé comme une des figures incontournables du paysage littéraire français.

Dans ses récits inspirés du cinéma, du jazz, du road movie, du roman familial ou du roman noir, l’écrivain met en scène, dans une écriture nerveuse et rythmée, des personnages réunis par une intrigue (hold-up, arnaque, drame familial) ou une obsession (la note pure du jazzman, des scènes de film, un personnage énigmatique). Avec humour, parfois ironie, Tanguy Viel décrit un monde de tricheurs, de rêveurs, souvent de perdants troquant une réalité décevante contre le fantasme d’une vie meilleure. La connivence avec le lecteur, le jeu avec les genres, une subtile réflexion sur le dispositif de l’écriture donnent à ses livres une saveur toute particulière, portée par une science très subtile de la phrase, de l’insertion des dialogues et du montage chronologique. De L’Absolue perfection du crime à La Fille qu’on appelle, il s’impose aujourd’hui comme une des voix essentielles du roman français.

À Chambord, ce sont des extraits de ce dernier roman, qui a figuré sur la liste de plusieurs prix littéraires, qu’il a lus. Après Article 353 du Code pénal, qui mettait en scène une escroquerie immobilière comme il s’en compte quelques milliers en France ces dernières années, l’écrivain explore avec ce roman poignant un nouveau fait de société, autour du consentement, de l’emprise psychologique et des relations ambiguës qui forment les intrigues, parfois sordides, des sociétés des petites villes de province. Croisant le drame familial, comme dans Paris-Brest, et l’enquête rétrospective, comme dans Insoupçonnables, le dernier opus de Tanguy Viel révèle un écrivain au sommet de son art, manipulant les codes pour mieux s’en jouer, à notre plus grand plaisir…

 

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